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14 juin 2006

La Bible, le Vin, la Vigne...

 

 

 

 

Un Vin d'avant

la Création de la Vigne
  




 

 

 

  

 

« Nous avons bu à la mémoire du Bien-Aimé un vin qui nous a enivrés avant la création de la vigne. »  Ainsi commence un poème arabe, la Khamriya, de 'Omar Ibn al-Faridh. Plus loin dans son poème Ibn al-Faridh écrit : « heureux les gens du monastère, combien ils se sont enivrés de ce vin, et pourtant, ils ne l'ont pas bu, mais ils ont eu l'intention de le boire. » (Ses commentateurs le signalent, par « gens du monastère », Ibn al-Faridh désigne simplement les chrétiens.) Voilà donc un vin vieux, plus ancien que la création de la vigne, qui procure une bienheureuse ivresse à ceux qui vivent dans sa proximité sans l'avoir bu, par leur seule espérance.  

On a alors un des moments culminants de la compréhension du vin dans les traditions issues de la Bible — moment qui se noue dans le Cantique des Cantiques et dans l'histoire des lectures qui en ont été faites. Mais avant que l'on en arrive là, il y a tout un cheminement à travers l'ambiguïté d'un signe aussi riche que troublant. Car le signe, le vin, la vigne, est ambigu.  

On peut même dire que dans la Bible, ça commence mal. La première mention du vin concerne l'ivresse de Noé et son déshonneur qui s'en suit (Genèse 9, 20-27).  

Déshonneur qui ne concerne pas que Noé, puisque le vin de l’épisode a saoulé jusqu’à ses exégètes ! — qui ont vu noircir la figure du petit-fils de Noé, Canaan ! Où le vin réveille jusqu’aux passions enfouies, dans l’orgueil ridicule des ivrognes, et ici cet orgueil des imbéciles, le racisme. Des commentateurs — blancs —, juifs aussi bien que chrétiens, comme en proie eux-mêmes à une ivresse honteuse et au vin de Noé, n’ont-ils pas décrété que puisque Canaan (nom des habitants de la Palestine ancienne), petit-fils de Noé, était en proie à l’esclavage du fait de l’impudeur de son père Cham face à Noé ivre et nu, il était donc… noir ?! — belle justification d’une injustice, l’esclavage raciste, justification par l’ébriété d’exégètes de café du commerce !… Mais ne nous appesantissons pas sur ce premier texte.  

Le second texte qui apparaît, mettant en scène Abraham et Melchisédech, nous place au cœur d'une promesse, comme un fil rouge qui traverse toute l'Histoire biblique ; il nous place au cœur de l'Alliance. C'est comme la première Sainte Cène, pour une alliance universelle entre Abraham, qui représente le peuple de Dieu, et Melchisédech, qui représente les autres peuples. Entre ces deux textes, la honte de Noé, et l'Alliance entre Abraham et Melchisédech, est toute la richesse du signe. Le second moment vient comme un rachat du premier. Car, enfin c'est bien Noé qui est présenté comme le premier viticulteur, celui qui plante une vigne, signe permanent de bénédiction, figure du peuple de Dieu, du Fils de Dieu même, cela pour un premier et immédiat dérapage.  

Le décor biblique quant au vin et à la vigne est dès lors planté : fruit de bénédiction, mais jusqu'à la joie du vin nouveau — du vin nouveau et éternel, source de joie avant même la création de la vigne —, jusqu'à ce vin du Royaume de Dieu, il est toujours en passe de glisser à l'ambiguïté.  

 

*  

 

Ambiguïté par la consolation même dont il est porteur. Car que de consolation dans cette coupe ! La Bible l'a chantée avant Baudelaire, ou, un autre poète arabe, le fameux 'Omar Khayyâm. Tout comme la Bible, au livre des Juges : « La vigne leur dit: Vais-je renoncer à mon vin qui réjouit les dieux et les hommes ? » (Juges 9:13). Car oui, « le vin réjouit le cœur des humains en faisant briller les visages plus que l'huile... » selon le Psaume (104:15).  

La Bible a chanté le vin avant Baudelaire ou 'Omar Khayyâm, qu'il faut, pour être justes, citer tout de même — ils ont frôlé de si près, eux et tant d'autres, le talent prophétique, ils ont su dire les choses en termes si prenants ! S'ils n'ont peut-être pas perçu aussi clairement qu'il l'aurait fallu le vin qui précède la vigne, s'ils ont pu ainsi manquer le but, c'est de bien peu :  

'Omar Khayyâm n'écrit-il pas ? — parlant du vin de nos coupes : « Bois ce vin, c'est la vie éternelle ; C'est ce qui reste en toi des juvéniles délices ; bois ! Il brûle comme le feu, mais les tristesses Il les change en une eau vitale ; bois ! » (Quatrain XC). Combien Khayyâm ici ne frôle-t-il pas la nostalgie d'Ibn al-Faridh ?  

De même Baudelaire. Nous nous souvenons tous de ses poèmes de notre temps de lycée : « Un soir, l'âme du vin chantait dans les bouteilles : "Homme vers toi je pousse, ô cher déshérité, Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles, Un chant plein de jeunesse et de fraternité !" » (Fleurs du Mal, CIV, « L'âme du vin ») Ou encore, chez ce même Baudelaire, le vin qui nous apostrophe : « En toi je tomberai, végétale ambroisie, Grain précieux jeté par l'éternel Semeur, Pour que de notre amour naisse la poésie Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur ! » (Ibid.). Que de bonheur dans la bouteille !  

Mais Baudelaire, comme le Livre biblique des Proverbes, le sait, la dérive guette : « Pour noyer la rancœur et bercer l'indolence, De tous ces vieux maudits qui meurent en silence, Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil ; L'Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil ! » (Ibid., CV, « Le vin des chiffonniers »). Dérive jusqu'au délire — ultime consolation — du culte de la bouteille : « Tu verses en lui l'espoir, la jeunesse et la vie — Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie, Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux ! » (Ibid., CVII, « Le vin du solitaire »).  

'Omar Khayyâm, lui aussi, trouve la consolation dans le vin. Lui y trouve jusqu'à la consolation de boire : « Je bois du vin, et quiconque boit comme moi en est digne. Si je bois, c'est chose bien légère devant Lui. Dieu savait, dès le premier jour, que je boirais du vin, Si je ne buvais pas, la science de Dieu serait vaine » (Quatrain LXXV). Et consolation définitive à nouveau : « Bois du vin, ton corps un jour sera poussière, Et de cette poussière on fera des coupes et des jarres... Sois sans souci du Ciel et de l'Enfer : Pourquoi le sage se troublerait-il de telles choses ? » (Quatrain LXXIX).  

On reconnaîtrait presque ce qu'en termes à peine moins éloquents, disent les insouciants qui en tous les temps de détresse, ne voient pas venir les déluges qui les menacent : « mangeons et buvons, car demain nous mourrons » (1 Corinthiens 15:32 ; Ésaïe 22:13 ; Luc 12:19-20).  

 

*  

 

Sans aller toujours du train de nos poètes, l'essentiel des textes bibliques sur le sujet présente bien le fruit de la vigne, et donc le vin, comme une bénédiction, on va y venir — mais rien dans l'Écriture n'est unilatéral. Ce serait manquer d'équilibre que de ne s'arrêter qu'au bon côté des choses, tel l'insouciant ou l'insensé du Livre des Proverbes. Car le vin procure la joie, mais aussi, cela les poètes l'ont su bien sûr, la gueule de bois. Ce qui est bon dans le vin, selon la Bible, en cela très simple, c'est la réjouissance qu'il apporte, ce qu'il a de mauvais c'est la gueule de bois qui risque de s'en suivre. N'importe qui d'entre nous l'aurait trouvé tout seul, me direz-vous. Certes ! Mais la Bible en tire toute une leçon, y fonde tout un message.  

Ainsi si le Psalmiste chante que « le vin réjouit le cœur des humains en faisant briller les visages plus que l'huile... » (Psaumes 104:15), le livre des Proverbes avertit : « Ne regarde pas le vin qui rougeoie, qui donne toute sa couleur dans la coupe et qui glisse facilement » (Pr 23:31). Et il précise : « Le vin est moqueur, l'alcool tumultueux ; quiconque se laisse enivrer par eux ne pourra être sage » (Proverbes 20:1). Aussi met-il en garde en ces termes : « L'amateur de plaisir est voué au dénuement, qui aime le vin et la bonne chère ne s'enrichit pas » (Pr 21:17). Le Livre des Proverbes préfère réserver à l'alcool des fonctions plus prosaïques : « Qu'on donne plutôt de l'alcool à celui qui va périr et du vin à qui est plongé dans l'amertume » (Proverbes 31:6).  

Mais le livre des Proverbes est célèbre pour ce côté prosaïque, justement. Il entend ne pas inviter au rêve. Il n'est pas prudent de trop dériver vers l'ivresse par rapport à la réalité plus concrète de nos vies. S'il est un vin à boire avec abondance, c'est celui de la Sagesse : « Allez, mangez de mon pain, buvez du vin que j'ai mêlé », dit-elle, cette Sagesse (Proverbes 9:5). Car il est un autre vin, non pas sagesse, mais folie, amer, celui-là ; il est une autre ivresse, celle qui fait dériver jusqu'à l'exil et l'égarement. Ici, ce n'est plus le vin signe la joie, qui enivre : « Soyez surpris et restez stupéfaits, dit Dieu, dans Ésaïe, devenez aveugles et restez-le, soyez ivres, mais non de vin, titubez, mais non sous l'effet de la boisson » (Ésaïe 29:9).  

C'est le temps de l'exil et de la douleur, le choc du réel, qui finit par nous rejoindre, terrible : « Finie, la joie délirante dans le vignoble et la campagne de Moab ! Je taris le vin dans les cuves : finis, les cris qui accompagnaient le foulage ! » dira le prophète Jérémie (48:33). Il y a donc bien une gueule de bois annoncée par la Bible, terrible, qui culmine au livre de l'Apocalypse : « De sa bouche sort un glaive acéré pour en frapper les nations. Il les mènera paître avec une verge de fer, il foulera la cuve où bouillonne le vin de la colère du Dieu tout-puissant » (19:15).  

Mais cette menace est suivie d'une promesse, magnifique, pour le jour de l'Alliance rétablie : « Comme ils seront heureux ! Comme ils seront beaux ! Le froment épanouira les jeunes gens, et le vin nouveau, les jeunes filles » (Zacharie 9:17). Comme le dit Jésus : « je le boirai avec vous, nouveau, ce fruit de la vigne, dans le Royaume de mon Père. » (Marc 14:25).  

 

*  

 

Comme en signe prophétique de cela, de l’ambivalence des temps, les officiants du culte biblique devaient s'abstenir de vin au moment du culte. À ce moment, on témoigne d'un exil dont on voudrait qu'il passe, on aspire à la rencontre et à la dégustation du vin nouveau, qui est aussi le plus vieux des vins vieux, celui qui précède la création de la vigne. Voilà un vin céleste, voilà une vigne qui le porte, et qui décidément nous hante... Et produit, en attendant le jour de la rencontre, la certitude que jusque là les temps ne sont décidément pas forcément à la fête...  

 

*  

 

Ils n'en sont pas moins, le vin et la vigne, dès à présent, essentiellement signes de bénédiction. Cultiver sa vigne, en boire le vin, tel est, pour une bonne part, le bonheur, selon la Bible. Ainsi l'Ecclésiaste le résume : « Va, mange avec joie ton pain et bois de bon cœur ton vin, car déjà Dieu a agréé tes œuvres » (Ecclésiaste 9:7).  

Où s'enseigne aussi une leçon sur la fragilité d'un bonheur passager. Vient le temps où « la vigne est étiolée, le figuier flétri ; grenadier, palmier, pommier, tous les arbres des champs sont desséchés. La gaieté, confuse, se retire d'entre les humains » (Joël 1:12). À travers la vigne et le vin, les prophètes conduisent à la réflexion, en lien avec l'exil et la destruction du Temple, en lien avec la nostalgie des jours du bonheur passé.  

S'esquisse alors le sens de cette nostalgie plus fondamentale qui a traversé notre propos. « Que je chante pour mon ami, dit le livre d'Ésaïe, le chant du bien-aimé et de sa vigne : Mon bien-aimé avait une vigne sur un coteau plantureux » (Ésaïe 5:1). Au-delà du regret de la vigne féconde des jours passés, au-delà de la joie du bon vin des jours qui s'en sont allés, se dessine la nostalgie de ce « vin qui nous a enivrés avant la création de la vigne », la nostalgie qui est aussi peut-être celle de Dieu, et par rapport à laquelle, précisément, il a créé la vigne, et cette vigne : son peuple. Nous voilà au cœur des chants bibliques sur le vin. 

Le Cantique des Cantiques, célébrant l'amour de Dieu pour son peuple, sa fiancée : « Que tes caresses sont belles, ma sœur, ô fiancée ! Que tes caresses sont meilleures que du vin, et la senteur de tes parfums, que tous les baumes ! » (Cantique 4:10). Ou encore : « Je viens à mon jardin, ma sœur, ô fiancée ; je récolte ma myrrhe avec mon baume ; je mange mon rayon avec mon miel ; je bois mon vin avec mon lait ! (et le Chœur :) "Mangez, compagnons ; buvez, enivrez-vous... !" » (Cantique 5:1). 

Car dès le départ, on a compris que ces textes célébraient l'amour de Dieu pour son peuple, et bientôt l'amour de Dieu, le Bien-Aimé, pour l'âme nostalgique, l'âme qui soupire après lui, ce bonheur qui nous échappe en notre quotidien, ce bonheur comme une ivresse d'un vin regretté, d'avant l'exil, notre exil à tous. Tous les nostalgiques y sont venus, depuis ceux des temps bibliques, jusqu'aux troubadours et aux mystiques du Moyen Age, en passant par les poètes comme Ibn al-Faridh, jusqu'aux poètes modernes. Je pense à un Jean de la Croix, qui écrit : « Sur tes traces les jeunes filles Vont légères par le chemin ; Sous la touche de l'étincelle, Le vin confit engendre en elles Des respirs embaumés, d'un arôme divin. Dans le cellier intérieur De mon Aimé j'ai bu ; alors Sortie en cette plaine immense, J'étais en complète ignorance, Je perdis le troupeau dont je suivais les pas » (Poèmes, XI, 25-26). Divine ivresse de l'âme égarée dans la nostalgie du vin du Bien-Aimé dont elle n'a pas bu. Ce que notait Ibn al-Faridh. 

Alors la vigne devient le signe, carrefour de la rencontre entre Dieu et son peuple. Dieu recueille la joie en son peuple, comme le peuple trouve la joie en son Dieu, une joie comme celle que procure le fruit de la vigne en un repas amical. La rencontre de la joie s'est faite en celui, Jésus, qui s'est appelé non seulement l'époux de cette noce joyeuse dont le peuple est la fiancée, mais le Cep. Il est lui-même la vigne qui réjouit Dieu, et par laquelle Dieu réjouit les siens. De lui s'écoule le vin nouveau promis, ce vin plus ancien que le monde et qui nous est donné comme signe de son sang qui irrigue l'univers, et nous fait vivre comme la sève coule du Cep dans les sarments, de sorte que nous portions nous-mêmes ce fruit qui réjouit Dieu dans l'Éternité, et qu'évoque le poète : « nous avons bu à la mémoire du Bien-Aimé un vin qui nous a réjouis avant la création de la vigne. »

  
 

R.P.
La Bible, le Vin, la Vigne
Fêtes de Printemps de
Vence et Antibes, Mai-juin 2006

 

 

 

11:05 Écrit par rolpoup dans Rencontres & Causeries | Lien permanent | Commentaires (0)

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